84.
Ari passa la nuit chez Iris, porte de Champerret. Krysztov, quant à lui, prit une chambre d’hôtel juste à côté, à quelques pas du périphérique. Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain matin. La meurtrière était certes décédée, mais la menace qui pesait sur les épaules de l’analyste n’était toujours pas levée et le ministère n’avait pas encore congédié le garde du corps du SPHP ni autorisé Ari à retourner chez lui.
Le chat Morrison manifesta sa joie de retrouver son maître en poussant de longs ronronnements entrecoupés de miaulements satisfaits et resta toute la nuit auprès de lui sur le canapé-lit. Ari dormit comme un enfant, récupérant les longues heures de sommeil perdues pendant la course folle des derniers jours.
Au petit matin, Krysztov rejoignit les deux agents de la DCRG pour le petit déjeuner.
— Alors, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? Tu reviens à Levallois ? demanda Iris en leur servant le thé dans sa cuisine. L’ambiance est pourrie là-bas, il est grand temps que tu reviennes, Ari.
— Non. La priorité, pour moi, c’est de retrouver Lola et je ne pourrai pas le faire en restant les bras croisés derrière un bureau.
— Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, Ari, mais je me suis laissé dire que la DIPJ avait une piste et qu’ils préparent une nouvelle intervention aujourd’hui.
— Oui. Le procureur m’en a parlé hier soir, répondit Ari. Erik Mancel.
— C’est ça. Je crois qu’ils vont faire une descente chez lui.
— Je sais. Ce type porte le nom de l’homme qui était propriétaire des carnets de Villard au XVe siècle et qui a créé la loge compagnonnique. Cela ne peut pas être une coïncidence. Sans parler des virements qu’il aurait effectués sur le compte offshore d’Albert Khron. Cela dit, je ne crois pas un instant que l’offensive que prépare la DIPJ ait la moindre utilité, si tu veux mon avis.
— Pourquoi ?
— Ce type s’est sûrement planqué depuis longtemps loin de chez lui, et ça m’étonnerait qu’il ait laissé des documents compromettants.
— Comment le retrouver, alors ?
Ari alluma une cigarette.
— Ce n’est pas lui qu’il faut suivre. C’est Lola.
— Comment ça ? s’étonna Iris.
— J’ai demandé hier soir à Morand, au centre d’écoutes de la DST, de pister le portable de Lola. Pour le moment, son signal n’est pas repérable. Soit elle n’a plus son portable, soit elle ne capte pas là où elle est enfermée. Si la DIPJ excite un peu Mancel, et que c’est bien lui qui l’a enlevée, il va peut-être finir par la changer de place… À tout moment, le centre d’écoutes peut localiser Lola. C’est, à cette heure, le seul moyen qu’on a de la retrouver.
— Et vous, pendant ce temps-là, vous faites quoi ? demanda Iris. Je croyais que t’avais pas envie de te croiser les bras derrière un bureau.
— Nous, on a de quoi faire avec les pages de Villard… Il faut déjà que nous allions à la Sorbonne.
— OK… Je peux vous aider ?
Ari réfléchit en tirant sur sa cigarette.
— Écoute, oui, peut-être… Essaie de confirmer qu’il y a bien un lien de parenté entre Erik Mancel et le Mancel du XVe siècle, même si j’en suis presque certain. La coïncidence serait trop grosse. Et, si tu peux, prépare-moi un dossier complet sur ce type. Récupère celui de la DIPJ et regarde si on n’a rien d’autre sur le bonhomme.
— Ça marche.
Ils finirent leur petit déjeuner en silence et, une heure plus tard, Ari et son garde du corps entraient dans le bureau du professeur Bouchain, à la Sorbonne. L’homme, toujours intrigué par les carnets de Villard, avait accepté de les rencontrer à la première heure. Il les invita à s’asseoir et leur offrit un café.
— Vous avez besoin de protection, maintenant ? demanda le professeur, d’un air étonné.
Ari posa une main sur l’épaule du grand blond à ses côtés.
— Oui. Elle m’a été imposée par le ministère… Mais je dois avouer que M. Zalewski m’a été fort utile, ces derniers jours. N’est-ce pas, Krysztov ?
— A priori, les étudiants de la Sorbonne ne devraient pas nous poser trop de problème, répondit le garde du corps d’un air amusé. Ils se sont beaucoup assagis, ces dernières années.
— Il faut se méfier de l’eau qui dort ! rétorqua le professeur. Alors ? Vous m’apportez de nouveaux textes à traduire, c’est bien cela ?
— Si vous avez le temps, oui…
— Tout dépend de la quantité. J’ai un cours dans une heure. Mettons-nous tout de suite au travail, si vous le voulez bien.
Ari sortit le boîtier métallique et disposa méticuleusement sur la table les quatre des six pages dont il n’avait pas encore la traduction.
Le professeur Bouchain hocha la tête d’un air admiratif.
— Ces parchemins sont vraiment splendides ! Et ce sont des originaux, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Magnifiques ! Absolument magnifiques !
L’enseignant enfila ses lunettes et se pencha au-dessus des carrés pour les inspecter un à un.
— Pas de doute, ils forment bien un ensemble avec la photocopie que vous m’avez montrée l’autre jour.
— Oui. Il y a six pages en tout. Seules ces quatre-là me posent problème, pour ce qui est de la traduction. Pouvez-vous décrypter les deux textes de cette première page ? demanda Ari en désignant celle qui comportait le dessin d’une rosace.
— Mais bien sûr. Alors… Voyons voir. Le texte de l’illustration : « Cil qui set lire co qui est escrit es.CV. petites uerreres roondes enuiron cele rose conoist les secres de lordenance del monde, mais a cele fin couient que li uoirres fache bon ueure. »
Le vieil homme se gratta le front.
— Cela donne à peu près : « Qui sait lire ce qui est écrit sur les 105 petits vitraux de cette rosace connaît les secrets de l’ordre du monde, mais il faut pour cela que le verre fasse son office. » Voilà. Aujourd’hui, on dirait sans doute « univers » plutôt que « ordre du monde »… Les « secrets de l’univers », ou « du cosmos ». Mais c’est à peu près ça. Je suppose que Villard sous-entend que si l’on comprend ce qui est représenté sur cette rosace, on comprend les mystères du cosmos – puisque c’est bien le cosmos qui y est représenté.
— Et, à votre avis, que veut-il dire par « il faut pour cela que le verre fasse son office ? »
— Je ne sais pas. Quel est le rôle du verre ?
— Dans un vitrail ? Eh bien… Laisser passer la lumière, non ?
— Oui. Vous avez sûrement raison, Ari. Pour lire la rosace, il faut tout simplement que la lumière passe à travers le verre. C’est sans doute cela. Mais je ne vois pas pourquoi il insiste là-dessus.
— Bien. Et le deuxième texte ?
Le professeur lut à haute voix, avec ce qui devait être l’accent picard.
— « Se es destines, si come iou, a le haute ouraigne, si lordenance de coses enteras. Lors greignor sauoir te liuerra Vilars de Honecort car il i a un point de le tiere u une entree obliie est muchie lequele solement conoisent li grant anchien del siecle grieu et par la puet on viseter Interiora Terrae. » Bien. Je traduirais cela par : « Si tu es, comme moi, destiné à l’œuvre (ou à la création), tu comprendras l’ordre des choses. Villard de Honnecourt, alors, te livrera son plus grand savoir, car il est un point de la terre où se cache une entrée oubliée, connue seule des grands anciens du monde grec, et qui permet de visiter l’intérieur de la terre. » Je me permets de traduire en français l’expression latine « Interiora Terrae », mais vous noterez qu’il est étonnant qu’elle ne soit pas en picard dans le texte original… Quant au mot « ouraigne », il peut tout aussi bien faire référence à une œuvre quelconque qu’à la Création, au sens biblique du terme.
— Je vois.
Ari nota soigneusement la traduction sur son carnet.
— Voici la troisième page, dit-il en désignant l’un des parchemins. Les textes sont ici beaucoup plus courts.
— En effet. Le premier, « Ichi uenoient li druides aorer la dame », signifie : « Ici les druides venaient vénérer la dame ». Au vu de l’illustration, Villard parle de la Sainte Vierge… Quant au deuxième texte, « Si feras tu.LVI. uers occident », vous aurez vous-même traduit sans difficulté : « Ici, tu feras 56 vers l’occident. »
Ari continua de remplir son carnet.
— Parfait. Voici la quatrième page.
— « Ensi com en cel hospital edefie par un uol de colons si aucunes fois estuet sauoir lire le sumbolon enz el sumbolon. » Voyons voir… « Comme dans cet »… Oui. C’est cela : « Comme dans cet hôpital fondé par un vol de colombes, il faut parfois savoir lire le symbole à l’intérieur du symbole. »
— Un hôpital fondé par un vol de colombes ?
— La coquille Saint-Jacques est le symbole du pèlerinage de Compostelle. Le dessin représente sans doute un hôpital de Saint-Jacques de Compostelle, comme on en trouvait au Moyen Âge sur le chemin du pèlerinage. Quant à cette histoire de colombes, je ne peux rien vous en dire, si ce n’est que la colombe représente l’esprit saint.
— Il faudra que je fasse des recherches… Quant au second texte, « si feras tu.CXIJ. uers meridien », je suppose qu’il signifie « ici tu feras 112 vers le méridien », n’est-ce pas ?
— Exactement, répondit le professeur en souriant. Vous commencez à parler le picard, mon ami !
— Couramment, ironisa Mackenzie. Bien, il ne nous manque donc plus que celle-ci. La sixième et dernière page. Tenez.
— Alors, pour le premier texte : « Si ui io les le mer que li latin apielent mare tyrrhenum entre deus golfes ceste bele ueure denlumineur seingnie au seing dun sarrasin. » Je traduirais cela par : « J’ai vu au bord de la mer que les Latins appellent la mer Tyrrhénienne, entre deux golfes, cette belle enluminure signée de la main d’un Sarrasin. »
— « Au bord de la mer Tyrrhénienne, entre deux golfes », nota Ari d’un air satisfait. Il parle donc bien de Portosera… Et le second texte ?
— « Se as le mesure del grant castelet bien prise, si cel pas oblie troueras desos le saint mais prent garde car il i a uis que ia mius uient nourrir mais. » Ah. Je me demande ce qu’il entend par « grant castelet ». Un castelet est un petit château. Un grand petit château, cela ne veut rien dire… À moins… À moins qu’il ne parle du Grand Châtelet, à Paris… Oui. Cela doit être cela…
— Le Grand Châtelet existait à l’époque de Villard ?
— Oui. Je crois qu’il date du IXe siècle. Vous pourrez vérifier. Dans ce cas, cela donnerait donc : « Si tu as bien pris la mesure du Grand Châtelet, aux pieds du saint tu trouveras ce passage oublié, mais prends garde car il est des portes qu’il vaut mieux n’ouvrir jamais. »
Le professeur se redressa et releva ses lunettes sur son front.
— Ce texte est incroyable, Ari ! Comme je vous le disais l’autre jour, j’ai du mal à imaginer que Villard ait pu écrire ces pages, tant on dirait une chasse aux trésors tout droit sortie d’un conte pour enfants. Pourtant, ces parchemins ont l’air parfaitement authentiques…
— C’est étonnant, n’est-ce pas ? En tout cas, je vous remercie encore, professeur. Votre aide m’est très précieuse. Je ne veux pas vous importuner davantage.
— Oh, je vous en prie ! C’est au fond très amusant, votre affaire !
Ari ramassa précautionneusement les carrés pour les remettre dans leur boîtier métallique.
— Je vous laisse à vos travaux, professeur, et je m’en vais approfondir tout ça. Encore merci, du fond du cœur.
— C’est toujours un plaisir. Mais vous me raconterez, n’est-ce pas, si vous trouvez ce fameux trésor !
— Promis.
Les trois hommes se serrèrent la main et Ari sortit de la pièce avec son sac sur l’épaule, suivi de près par son garde du corps. Comme il l’avait fait la première fois, il partit directement vers la bibliothèque de la Sorbonne, au milieu des étudiants, pour tenter de faire le point. Krysztov s’installa à ses côtés, sous le regard intrigué des autres lecteurs.
Mackenzie posa ses affaires sur la table et sortit son carnet noir. Il relut une deuxième fois, lentement, les traductions qu’il avait soigneusement notées.
À supposer que l’ordre des pages – celui qui correspondait aux meurtres – était correct, les seconds textes formaient, quand on les mettait bout à bout, un paragraphe complet. Ari lut les six textes à la suite et estima que le résultat était tout à fait sensé.
« Si tu es, comme moi, destiné à la création, tu comprendras l’ordre des choses. Villard de Honnecourt, alors, te livrera son plus grand savoir car il est un point de la terre où se cache une entrée oubliée, connue seule des grands anciens du monde grec, et qui permet de visiter l’intérieur de la terre.
Pour bien commencer, tu devras suivre la marche de la lune à travers les villes de France et d’ailleurs. Alors tu prendras la mesure pour prendre le bon chemin.
Tu feras 56 vers l’occident.
Tu feras 112 vers le méridien.
Tu feras 25 vers l’orient.
Si tu as bien pris la mesure du Grand Châtelet, aux pieds du saint tu trouveras ce passage oublié, mais prends garde car il est des portes qu’il vaut mieux n’ouvrir jamais. »
Cela ressemblait bien à un mode d’emploi, aux instructions d’un véritable jeu de piste. Mais rien ne prouvait que l’ordre dans lequel les meurtres avaient été commis correspondait à celui dans lequel Villard avait écrit les pages. Le classement de celles-ci était sans doute essentiel pour la compréhension de l’énigme. Honnecourt lui-même évoquait le sujet : « Si tu es, comme moi, destiné à la création, tu comprendras l’ordre des choses. » L’ordre des choses était-il celui des pages ? Était-ce un indice pour confirmer l’organisation des carrés ? Cela y ressemblait fort. Mais alors, pourquoi Villard de Honnecourt disait-il qu’il fallait être « destiné à la création » ?
Ari comprit qu’il n’était pas au bout de ses peines. Plutôt que de se décourager, il effectua des recherches dans la bibliothèque afin de répondre aux interrogations qu’il s’était posées dans l’avion : la rosace du premier carré appartenait-elle à une église de Lausanne ? La statue de la Vierge du troisième carré était-elle une statue située à Chartres ? La sculpture de la coquille Saint-Jacques, sur le quatrième carré, venait-elle de Figeac ? Et l’enluminure arabe avait-elle un rapport avec Portosera ?
Krysztov proposa de l’aider et ils se répartirent les tâches. Ils restèrent plus d’une heure à arpenter les allées de la bibliothèque, à feuilleter encyclopédies et essais divers, à prendre des notes, comparer photos et dessins. Le garde du corps semblait y prendre goût. Sans doute n’avait-il jamais eu l’occasion de participer autant aux recherches d’un « client ». Mais Ari n’était pas vraiment comme les autres.
Vers midi, ils avaient bien avancé.
La rosace dessinée par Villard était bien une rosace de Lausanne. C’était même celle de la cathédrale, et elle comptait en effet cent cinq médaillons, très précisément. Construite entre 1205 et 1232, elle était à elle seule une représentation du monde telle qu’on l’imaginait dans la cosmologie médiévale.
La statue de la Vierge, quant à elle, venait aussi d’une cathédrale et c’était bien celle de Chartres. Il s’agissait en réalité de la Vierge noire, conservée dans la crypte Saint-Fulbert. Cette crypte du XIe siècle, qui faisait tout le tour de la cathédrale de Chartres, était la plus grande de France et contenait une chapelle baptisée « Notre-Dame Sous-Terre ». C’était en outre le plus ancien sanctuaire du monde dédié à la Vierge, et la statue faisait à la fois référence à une divinité féminine de la mythologie druidique et au culte marial.
En revanche, ils n’avaient pu identifier de façon certaine la coquille Saint-Jacques dessinée par Villard. Mais Krysztov avait retrouvé, dans un ouvrage historique sur la région de Figeac, la mention d’un hôpital Saint-Jacques, sis en cette ville et aujourd’hui disparu. Figeac se trouvait en effet sur la Via Podiensis du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. En outre, la légende sur les origines de la ville racontait qu’un vol de colombes avait dessiné à cet endroit une croix dans le ciel, sous les yeux de Pépin le Bref, et que ce fut pour cette raison que la ville fut fondée, au VIIIe siècle. Il y avait donc peu de doute que la coquille représentée faisait bien référence à Figeac.
Le seul point de mystère restait l’enluminure arabe. Ari était donc sur le point d’élargir le champ de leurs recherches quand son téléphone portable se mit à sonner.
Il regarda le petit écran et reconnut le numéro d’Emmanuel Morand, son ami du service d’écoute de la DST.